« Il y a deux moyens d’oublier les tracas de la vie : la musique et les chats ». A cette phrase d’Albert Schweitzer, on est tenté d’ajouter la musique… « de Bach », tant celle-ci a occupé une place essentielle dans sa vie. La musique a été sa consolation, son réconfort face aux difficultés de l’existence.
La rencontre entre Schweitzer et la musique c’est d’abord une émotion, celle d’un enfant de 3 ans qui accompagne son père au culte dominical à Gunsbach et qui, apercevant l’organiste sur sa tribune, est frappé de stupeur : « C’est le diable qui regarde dans l’église, me disais-je ; quand mon père commence à parler de Dieu, il s’éclipse. […] Plus tard seulement, alors que je fréquentais l’école depuis plusieurs mois, je compris que le visage hirsute aux apparitions bizarres était celui du père Iltis, l’organiste, que je voyais dans le miroir fixé à l’orgue. » (Souvenirs de mon enfance)
A l’école du village, le jeune Albert se montre excessivement sensible à la musique, devant s’appuyer contre le mur en entendant la classe des grands chanter à deux voix, ou manquant de s’évanouir en entendant pour la première fois une fanfare…
Au temps des premières émotions succède celui des exercices fastidieux. Sur le vieux piano droit dans le presbytère familial, il prend ses premières leçons auprès de son père. De cette rencontre avec le clavier, Albert Schweitzer fera plus tard le constat suivant : « L’improvisation musicale est restée ma seule faculté créatrice ». Mais point de grand musicien sans de grands professeurs.
Un premier maître, Eugène Munch
A l’âge de 10 ans Albert Schweitzer est envoyé à Mulhouse chez son oncle Louis et sa tante Sophie, un vieux couple sans enfant, pour y poursuivre ses études au lycée. « Après le repas de midi je devais faire des exercices de piano jusqu’au départ pour le lycée ; le soir, mes devoirs terminés, je me remettais au piano. « Tu ne sais pas si, un jour, la musique ne te sera pas très utile », me répétait ma tante toutes les fois qu’elle me ramenait, presque de force, à mon instrument. Se doutait-elle que la musique me servirait plus tard à rassembler les fonds nécessaires à l’érection d’un hôpital dans les forêts vierges de l’Ogooué ? » (Souvenirs de mon enfance). A Mulhouse, Schweitzer se découvre surtout un premier maître, Eugène Munch. Né en 1857, Eugène Munch est alors l’organiste de l’église réformée Saint-Etienne et a été formé à Berlin.
La relation entre le maître et l’élève connait des débuts difficiles mais peu à peu le premier réussit à canaliser le second et lui montre tout ce qu’un travail fastidieux, mais néanmoins nécessaire, permet d’obtenir. Dès lors, Albert Schweitzer travaille d’arrache-pied et explore avec lui, au piano puis à l’orgue, la musique de Bach. Le maître décida alors que son jeune élève, après sa confirmation, était digne de prendre des leçons d’orgue « au grand et bel instrument de l’église Saint-Etienne ». « Enfin se réalisait mon secret désir, caressé de tout temps.» (Souvenirs de mon enfance). À la mort de son professeur en 1898, il publiera sa première œuvre pour rendre hommage à celui qui lui avait permis de donner son premier concert à 17 ans en lui confiant l’accompagnement du Requiem de Brahms.
Je connus alors le bonheur si souvent goûté depuis d’ouvrir les écluses de l’orgue et de mêler ses flots d’harmonie aux voix de l’orchestre et du chœur.
Souvenir de mon enfance
Arrivé à Strasbourg après son baccalauréat, le jeune musicien mène de front études de philosophie et de théologie, sans abandonner, loin de là, la musique. Schweitzer rencontre Ernest Munch (frère d’Eugène), qui dirige le chœur de l’église Saint-Guillaume. Formé lui aussi à Berlin, il a fait de son chœur un des plus importants centres de la redécouverte de Bach à Strasbourg. Albert Schweitzer en devient rapidement l’organiste et passe de nombreuses heures avec Ernest Munch à analyser les partitions des cantates du compositeur allemand.
Une admiration pour Richard Wagner
A son admiration pour Bach, s’ajoutait pour le jeune Albert Schweitzer celle pour Richard Wagner : « Lorsque, lycéen à Mulhouse, j’allai pour la première fois au théâtre, à seize ans, ce fut pour entendre Tannhäuser. Cette musique me bouleversa à tel point que je passai plusieurs jours avant de pouvoir prêter quelque attention à mes cours ». A l’Opéra de Strasbourg, il apprit à connaître à fond toutes les œuvres de Richard Wagner. « Ce fut pour moi un grand évènement de pouvoir me rendre en 1896 à Bayreuth pour assister à la mémorable reprise de la Tétralogie, dont les premières représentations remontaient à 1876. » (Souvenirs de mon enfance). Albert Schweitzer retournera par la suite plusieurs fois à Bayreuth. C’est là qu’il rencontrera Cosima Wagner, la fille de Franz Liszt et épouse de Richard Wagner, ainsi que Siegfried Wagner, le fils de Cosima et Richard Wagner.
D’un côté Strasbourg « l’allemande », de l’autre Paris. C’est dans la capitale française en effet qu’Albert Schweitzer va améliorer sa technique et son jeu. En 1898, il délaisse quelques temps Strasbourg pour y terminer sa thèse de philosophie.
A Paris, Schweitzer travaille avec Charles-Marie Widor, l’organiste de l’église Saint-Sulpice et compositeur renommé. Widor prend en amitié cet étudiant qui arrive pour son cours sans avoir dormi afin de continuer ses recherches philosophiques. Il lui inculque sa technique rigoureuse de l’orgue et lui fait travailler principalement Bach et César Franck. De son côté, Schweitzer, en bon germaniste, lui explique la signification des chorals sur lesquels Bach a écrit une partie de son œuvre. Schweitzer profite aussi de son séjour parisien pour étudier le piano auprès de Marie Jaëll et d’Isidore Philipp, professeur au Conservatoire de Paris.
Puis pour Jean-Sébastien Bach
Avec la première, disciple et amie de Franz Liszt, le futur prix Nobel travaille rigoureusement la tenue de sa main au clavier et participe à des expériences qu’elle mène avec le physiologiste Charles Feré. Un peu plus tard, Schweitzer traduira en allemand sa méthode novatrice intitulée Le Toucher. Le semestre suivant à Berlin lui permettra de découvrir les orgues allemandes. Tout ce qu’il a emmagasiné depuis des années va bientôt lui servir. Un nom en quatre lettres ne le quitte plus : Bach.
Albert Schweitzer aimait jouer Franck et Widor mais c’est Bach qu’il admirait par-dessus tout. Non content d’enchaîner les concerts à Strasbourg, le jeune musicien entame la rédaction d’un ouvrage sur le compositeur allemand.
Dans Jean-Sébastien Bach, le musicien-poète, publié en 1905, il se livre à une étude esthétique de l’œuvre du Cantor de Leipzig dans laquelle il revient sur la musique sacrée en Allemagne jusqu’à Bach, évoque la vie et le caractère du compositeur, décrit la genèse des œuvres et le langage musical du célèbre compositeur allemand et, chose très importante à ses yeux, explique la façon d’exécuter ses œuvres.
Le livre de 450 pages en français est un succès et l’éditeur lui propose de le traduire en allemand. Schweitzer a 30 ans. Il vient de commencer sa médecine mais accepte de traduire ce texte qu’il va en fait réécrire, l’ouvrage totalisant au final près du double de pages de la version française. Ce second « Bach » sort en Allemagne en 1908.
Avant son départ à Lambaréné, Albert Schweitzer organise, le 28 juillet 1909, le premier concert anniversaire de la mort de Jean-Sébastien Bach qui devient une tradition à l’église Saint-Thomas de Strasbourg et met également en chantier une édition complète des œuvres pour orgue de Bach en 8 volumes à destination du fameux éditeur musical américain G. Schirmer. Ce titanesque chantier entamé en 1912 avec Widor (pour les cinq premiers volumes), ne sera achevé que cinquante ans plus tard en collaboration avec Edouard Nies-Berger.
En l’espace de quelques années, Schweitzer s’est fait un nom dans le milieu musical des deux côtés du Rhin. On le demande à Paris à partir de 1905, où il accompagne le chœur et l’orchestre de la « Société Jean-Sébastien Bach » qu’il a contribué à fonder avec Gustave Bret notamment et qui se produit Salle Gaveau plusieurs fois par an. On le demande aussi à Barcelone à partir de 1908, où il accompagne l’Orféo Catalá, se produit en soliste et donne des conférences.
Reste que l’on reproche aujourd’hui à Schweitzer la lenteur de son jeu à l’orgue. Si l’on écoute l’un de ses disques, on est en effet frappé par le tempo qui est le sien. Le compositeur Nicolas Nabokov, cousin du célèbre écrivain russe, disait à propos de lui: « Jean-Sébastien Bach, lorsqu’il était interprété en Alsace par son fameux docteur-biographe, était ce qu’est la Volkswagen à la Porsche. » Le musicien, qui jouait selon les préceptes de Widor, tenait en réalité à ce que toutes les voix puissent être entendues distinctement. Il n’en reste pas moins vrai que les générations suivantes d’organistes joueront Bach à des tempi plus rapides que Schweitzer.
Comme son modèle, Albert Schweitzer s’est également beaucoup intéressé à la construction des orgues. Il a d’ailleurs écrit un petit traité en 1906 intitulé « L’art de construire les orgues et l’art de jouer de l’orgue en Allemagne et en France » et a participé à l’élaboration d’un règlement international pour la construction des orgues modernes à l’occasion d’un congrès international à Vienne en 1909. Il s’est aussi attaché à préserver le patrimoine historique comme en témoigne sa lutte pour sauvegarder l’orgue Silbermann de l’église Saint-Thomas à Strasbourg.
Toute sa vie, du reste, le musicien s’est employé à donner des conseils dans ce domaine, souvent en vain, comme il l’admet lui-même :
« Que de fois toutes ces lettres, tous ces voyages et ces consultations n’ont servi à rien, parce que les intéressés se décidaient quand même en faveur des orgues de fabrique si magnifiques d’après les prospectus ! »
En quittant l’Alsace pour le Gabon en 1913, Schweitzer laisse derrière lui sa famille, ses amis, l’Université, tout ce qui a été son quotidien depuis des années. Mais, à côté de son matériel médical, il est important de noter qu’il emporte son piano à pédalier d’orgue qui arrive par pirogue dans son sillage sur l’Ogooué. Ce piano qui lui permettra de s’exercer pour ses concerts lorsqu’il reviendra en Europe et qui permettra à Jean-Sébastien Bach, ainsi que Schweitzer le relevait lui-même, de contribuer au financement de l’hôpital de Lambaréné.
Benoît WIRRMANN (Publié dans Les Saisons d’Alsace, Hors-série février 2013, p.98-103)