Découvrir

La philosophie du Respect de la vie

Le constat alarmant d’Albert Schweitzer

Dans sa Kulturphilosophie, Albert Schweitzer fait un constat alarmant, presque une condamnation sans appel de la pensée occidentale : 

J’entreprends ici d’écrire la tragédie de la conception du monde de l’Occident. […] J’ai senti de plus en plus fortement en moi le besoin de regarder au fond de la pensée occidentale et de lui poser cette question : quelle est la qualité de vie spirituelle qu’elle se proposait d’atteindre et qu’a-t-elle obtenu ? Que reste-t-il des performances constructives de notre philosophie lorsqu’on la dépouille de sa savante parure de clinquants ? Quel aliment solide a-t-elle à nous offrir lorsque nous lui demandons de nous apporter les bases élémentaires pouvant servir de point de départ à notre course dans la vie en tant qu’hommes d’action préoccupés d’approfondir sans cesse le sens de l’existence ? […]   
Elle n’a pas réussi à trouver la formulation éthique et affirmative qui soit universellement convaincante et perpétuellement irrécusable. Notre philosophie n’a jamais su qu’aligner des fragments instables et temporaires de l’idéal dont elle rêvait : d’où aussi le caractère fragmentaire et instable de notre civilisation.  

Ce constat, qu’Albert Schweitzer fait au moment de la première guerre mondiale, vient s’ajouter aux questionnements qui le tourmentent depuis son enfance sur toutes les souffrances qui accablent les créatures vivantes partout dans le monde. Petit, Albert Schweitzer avoue qu’après avoir prié avec sa maman pour tous les hommes, il rajoute en secret une prière pour tout ce qui respire…

Pour Schweitzer, la philosophie occidentale a abandonné le monde au moment où il en avait le plus besoin et ne se préoccupe plus du devenir de notre civilisation. La sur-organisation et l’hyper-spécialisation de la société ont pour effet d’étouffer l’originalité et la créativité des individus, qui sont de plus en plus démoralisés.   

La synthèse des conceptions du monde occidentale et orientale

Dans Les grands penseurs de l’Inde, Albert Schweitzer fait la synthèse des conceptions du monde occidentale et orientale, issues des religions chrétiennes d’une part, et des religions indiennes et chinoises d’autre part. Toutes deux sont des sources d’inspiration pour lui, mais connaissent également leurs limites. Alors que les penseurs européens ont développé une morale tournée vers l’action, la bientraitance envers son prochain, elle ne se préoccupe hélas que des comportements des hommes entre eux. Pour ce qui est de l’universalisation du dévouement, les penseurs européens font preuve pour Schweitzer d’une « mentalité arriérée ». En revanche, les penseurs de l’Inde et de la Chine sont parvenus indépendamment les uns des autres à la même conclusion que l’éthique doit être étendue à tous les êtres vivants, mais le sage des religions orientales s’abstient le plus possible d’entrer en interaction avec le monde, au profit de la méditation qui doit lui permettre de s’en affranchir. Certes, il s’abstient de faire le mal, à quelque être vivant que ce soit, mais il ne fait pas le bien pour autant.   

village-hôpital de Lambaréné au Gabon

Le respect de la vie

Ce que Schweitzer appelle le « respect de la vie » se veut être une synthèse de ces deux grands systèmes de pensée : il faut être bienveillant, s’efforcer par notre action dans le monde d’améliorer le sort des êtres qui nous entourent, qu’il s’agisse d’hommes, d’animaux ou de végétaux. Cette nouvelle éthique, Schweitzer ne veut pas se contenter de l’écrire ou de la prêcher, il veut la mettre en pratique, convaincu que l’exemple n’est pas le meilleur moyen d’influencer les autres, mais le seul !   

Parmi toutes les façons possibles de concrétiser cette éthique, Albert Schweitzer a choisi, improvisé comme il le dit, le village-hôpital de Lambaréné au Gabon. Il a été fondé par lui et son épouse Hélène Bresslau en avril 1913.

Deux ans plus tard en septembre 1915, il trouve la formule « Ehrfurcht vor dem Leben » (respect de la vie).

Chaque vie est sacrée

La fidélité de Schweitzer à son éthique, qui a plusieurs fois fait de lui un homme qui dérange, se lit d’un bout à l’autre de son œuvre. Dans une lettre à Oskar Kraus en 1923, il écrit « Oui, cher ami, et vous pouvez tous m’étrangler, si vous voulez, mais jamais je ne reconnaîtrai des différences de valeur objectives entre les êtres vivants. Chaque vie est sacrée ! « Sacrée » signifie qu’il n’y a plus rien au-dessus qui serait supérieur, comme on ne saurait ajouter aucune autre vitesse à la vitesse de la lumière. Les différences de valeur ne sont donc que subjectives, nous les établissons à partir de certaines nécessités pratiques, mais en dehors de celles-ci elles n’ont aucun sens. La proposition selon laquelle toute vie est sacrée ne peut être dépassée. Sur ce plan je suis et je resterai toujours un hérétique. C’est là une question de principe, une de ces questions qui descendent jusqu’aux fondements de notre conception du monde. Je te plains vraiment d’avoir pour ami un gaillard tel que moi. »   

Albert Schweitzer médecin

J’appelle l‘humanité à l’éthique du respect de la vie. Cette éthique ne fait pas de différence entre une vie ayant plus de valeur et une vie ayant moins de valeur, entre une vie supérieure et une vie inférieure. Elle refuse une telle distinction, car accepter ces différences de valeur entre les êtres vivants, revient au fond à les juger selon la ressemblance plus ou moins grande de leur sensibilité à la nôtre. Mais cela est un critère tout à fait subjectif. Qui donc sait parmi nous, quelle signification a l’autre être vivant pour lui-même et pour le tout ?   
La conséquence de cette distinction est alors l’idée qu’il existe des vies sans valeur, dont la destruction ou la détérioration seraient permises. Selon les circonstances, on entendra par vie sans valeur, tantôt des insectes, tantôt des peuples primitifs. 

En 1964, à l’autre bout de sa vie, dans sa 90ème année, voici un extrait du message qu’il a voulu laisser, dans « Mein Wort an die Menschen »

Cela peut vous intéresser

Chronologie